La boutique Cartier à Cannes, à la fin des années 1930
Le tournage du film se déroula dans un climat de facilité balnéaire. Essentiellement travaillé en décors réels – quelques scènes d’intérieur seront réalisées en
close shot sur le plateau de la Paramount à la mi-juillet –
La Main au collet fait évoluer les acteurs dans des sites dont certains sont aujourd’hui encore visibles. La villa où réside Cary Grant se trouve à Saint-Jeannet, sous le Baou. Le commissaire Lepic sort d’un poste de police correspondant à l’actuel immeuble du 2 avenue Maréchal-Foch, à Nice. On utilisa aussi des raccords au montage : le portail de la maison visitée par les protagonistes est situé à Grasse, boulevard Schley ; mais la maison elle-même est une villa de Cannes louée pour le tournage. Le grand critique André Bazin, en villégiature ce printemps-là à Tourrettes-sur-Loup, se souviendra d’avoir vu l’hélicoptère des prises aériennes survoler le littoral chaque matin. Quant à Hitchcock, selon son habitude, il apparaît en personne à la dixième minute du film, assis dans un autobus aux côtés de Cary Grant-John Robie.
Une étrangeté insouciante nimbe ces images de la France du printemps 1954. Sans doute doivent-elles leur halo particulier au directeur de la photo, Robert Burks, qui travaillait en VistaVision avec des filtres verts pour les scènes de nuit – ses images lui vaudront un Oscar. Mais il y a autre chose, peut-être cette veine fantomatique des films d’Alfred Hitchcock qui conduira bientôt à son chef-d’œuvre, Vertigo. Ce suspens particulier de la Côte d’Azur hors de la haute saison. Cette théâtralisation balnéaire inventée autour de 1900 pour de riches cosmopolites cherchant le maigre soleil d’hiver. Palaces, villas, pensions, palmiers. Églises de culte orthodoxe ou anglican. L’esthétique « marinières et filets de pêcheurs » pour restaurants de plage. Un côté Dufy, un côté souvenir de folies évanouies, comme ces bagues Trinity à trois anneaux d’or – toujours Cartier – que l’on jetait aux pieds des belles danseuses des Ballets russes enlevées dans les torpédos des élégants.
La Côte d’Azur avait été la promenade des royautés déposées. L’impératrice Eugénie, la tsarine Alexandra, le roi Édouard VIII, avec leurs cortèges de bonheurs passés, y serraient des saphirs dans des coffrets ouvragés. Couronnements, poires à facettes et diadèmes à cabochons, puis révolutions, dépositions, abdications, exils ou meurtres.
La Main au collet, sorte d’histoire de revenants autour de bijoux volés, eut cette particularité de préfigurer l’invention d’une principauté de rubis. En novembre de cette année-là, Grace Kelly allait avoir vingt-cinq ans. « Habillez-la comme une princesse », ordonnait Hitchcock à Edith Head, la costumière du film. Elle le serait deux ans plus tard. La puissance de trouble qui émane rétrospectivement de
La Main au collet tient autant au jeu subtilement érotique de l’actrice américaine qu’à la translation d’une histoire de diamants dans le réel imminent. Hitchcock dira à François Truffaut : « J’ai photographié Grace Kelly impassible, froide, et je la voulais le plus souvent de profil, avec un air classique, très belle et très glaciale. Mais quand elle circule dans les couloirs de l’hôtel et que Cary Grant l’accompagne jusqu’à la porte de sa chambre, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle plonge directement ses lèvres sur celles de l’homme. » D’où cet échange de répliques où le sous-entendu fait glisser le désir du bijou vers la femme qui le porte :
« This necklace is imitation », dit Grant à Kelly, déjouant le stratagème qui voit la jeune femme arborer un collier de fausses gemmes pour mieux attirer le supposé voleur. « Well, I’m not », rétorque Grace Kelly avec un sourire qui vaut toutes les invites du monde. Cary Grant : « Ce collier est une imitation. » Grace Kelly : « Mais moi, je n’en suis pas une. »
La Main au collet raconte ce glissement du bijou-leurre à la femme réelle. Las de crocheter des serrures, le gentleman cambrioleur succombe devant l’offrande d’une vertu. Et le réel attend son heure pour se greffer sur la fiction. Car la jeune patricienne du film va muter, quelques trimestres plus tard, en princesse authentique. Il est comme prémonitoire, au début du film, de voir Cary Grant sortir d’un restaurant avec en arrière-fond le panorama de Monte-Carlo, où l’on distingue très bien le palais princier, puis de le suivre nageant sous les murailles du Musée océanographique. Après la célèbre course-poursuite sur la corniche, c’est aussi en surplomb de la Principauté que les deux acteurs pique-niquent, le script faisant déclarer à Grace Kelly que c’est l’endroit le plus merveilleux au monde. Quelques lignes de dialogue annonçaient un destin.
Aux diamants de la pellicule de Celluloïd, aux faux-semblants hollywoodiens succéderont bientôt les parures discrètes dont la princesse Grace aimera à orner sa beauté. La bague de ses fiançailles, signée Cartier, raffinait le motif d’un diamant taille émeraude sur monture en platine enrichie de deux diamants taille baguette. Elle la portera sur le tournage de son ultime film, High Society, aux côtés de Bing Crosby et Frank Sinatra. Pendant les années 1960, on verra fréquemment la princesse monégasque du côté de la rue de la Paix. Elle aimait les parures stylisées en or jaune, souvent rehaussées de corail, les figures d’animaux multicolores montés en broches, les bijoux grain de café.
Le film aux émeraudes volées sortira sur les écrans du monde en 1955, rencontrant un grand succès.
To Catch a Thief en anglais.
Caccia al ladro en italien.
Atrapa a un ladrón en espagnol.
Über den Dächen von Nizza en allemand. Pour la version française, où John Robie devenait Georges Robert dit « le Chat », c’est Jean Davy qui doublait Cary Grant. L’actrice philadelphienne bénéficia de la voix de son habituelle doublure, Élina Labourdette. Quant à Charles Vanel et Brigitte Auber, ils se doublaient eux-mêmes. Peut-être écrira-t-on un jour sur ce climat particulier qui vit, autour de 1954, les plus grandes actrices hollywoodiennes paraître dans des films où les réalisateurs les enivraient de saphirs et de Riviera française. Une sensation que peut restituer l’intraduisible adjectif anglais
lush, une touche opulente et satinée, luxueuse.
En juillet 1954, au moment où s’achevait le tournage de
La Main au collet, on put voir sur les écrans français
Les hommes préfèrent les blondes, de Howard Hawks. Une Marylin Monroe en tailleur-bustier et gants roses y chantait sa préférence pour un homme
« who gives expensive jewels », lançant avec euphorie les noms de Tiffany’s et Cartier. En septembre de cette même année, on découvrit
La Comtesse aux pieds nus de Joseph L. Mankiewicz. La grande Ava Gardner, alias Maria Vargas, y portait elle aussi les gemmes imaginaires des aristocraties conquises, toujours sur la Côte d’Azur, le passage en Italie dans le coupé du comte Torlato-Favrini ayant été tourné au poste-frontière de Menton-Garavan. Le destin avait conduit ces nymphes américaines sur les rivages d’une Méditerranée de rêve. Il y aura toujours des poètes pour conter la légende des sirènes.
Marc Lambron : haut fonctionnaire, critique littéraire et écrivain, membre de l’Académie française, Marc Lambron est notamment l’auteur de
L’Impromptu de Madrid (Flammarion, prix des Deux Magots, 1988),
L’Œil du silence (Flammarion, prix Fémina, 1993),
Carnet de bal (Grasset, 2011), et
Nus vénitiens (Seghers, 2012). Son dernier ouvrage,
Trésors du Quai d’Orsay (avec Jean-Philippe Dumas), est paru chez Flammarion en 2014.